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L’attaque sur Paris s’était produite dans la nuit du 3 au 4 juin. Cette nuit-là, comme toutes les nuits depuis deux semaines, M. Gé s’était enfermé dans l’Arche avec Hono et ses hôtes et avait clos hermétiquement toutes les voies d’accès d’air, de lumière et de rayons extérieurs. Il savait que les hostilités pouvaient se déclencher d’un moment à l’autre.

Les peuples ne se doutaient de rien et continuaient de croire à la paix. Les gouvernements, et les hommes qui gouvernent les gouvernements, s’étaient rendu compte que les épreuves de la G. M. 3 étaient encore trop proches pour qu’on pût faire accepter aux peuples l’idée d’une nouvelle guerre, quels que fussent les prétextes, les idéaux ou les épouvantails qu’on agitât devant leurs yeux.

Mais les progrès de la technique étaient désormais suffisants pour qu’on pût se passer du consentement des peuples. Ceux-ci n’avaient plus d’autre rôle à jouer que celui de victime. Il était même préférable de les tenir dans l’ignorance jusqu’au dernier moment. Ainsi tout l’argent, tout le temps dépensés pour susciter, entretenir et diriger les haines avait pu être économisé. Ceux qui taillent le pain des hommes, qui leur préparent lit douillet, couche dure ou sapin, et ceux qui, à leurs ordres, apprennent aux foules à dire « À mort ! » « Bravo ! » et « Merci ! », avaient pu s’épargner la tâche de changer une fois de plus les noms des ennemis héréditaires, et d’essayer de convaincre les multitudes qu’il convenait de mourir afin de vivre mieux. Les énormes budgets de la propagande avaient pu être consacrés au travail plus utile des laboratoires. Ceux-ci étaient prêts.

Ce matin-là, 4 h 31, les appareils avertisseurs éveillèrent Hono, qui à son tour éveilla M. Gé. Quatre explosions s’étaient produites dans le ciel de Paris. Quatre faibles explosions, à peine audibles, pareilles à des bruits de feu d’artifice mouillé. Pas même assez fortes pour troubler le sommeil d’un chat.

Hono mit en marche le téléviseur et scruta le ciel, qu’illuminait déjà le soleil. Juste au-dessus de la Concorde, à deux mille mètres d’altitude environ, quatre petites houppettes blanches, teintées de rose sur leur joue orientale, commençaient à se dissoudre dans le vent léger.

— Ou bien ce n’est rien, dit calmement M. Gé, ou bien c’est le C. 147. Regardez en bas. Un endroit réveillé. Voyez les Halles…

Au premier coup d’œil sur l’écran, ils furent fixés.

— Cette fois-ci, c’est sérieux, dit Hono.

Le grouillement des Halles était un grouillement d’agonie. Tout ce qui était vivant, bêtes et gens, était abattu au sol, en train de se tordre. Hommes et femmes ouvraient des bouches énormes, arrachaient leurs vêtements, se griffaient la poitrine et la gorge, les chevaux se roulaient par terre, brisaient leurs traits, s’éventraient aux timons, écarquillaient leurs naseaux ; les chiens près des détritus de viande tournaient en folie, ouvraient des gueules terribles, mordaient l’air.

Dans les appartements, les Parisiens, qui avaient rejeté leurs draps à cause de la chaleur précoce, s’étaient brusquement réveillés, étaient tombés de leurs lits en se débattant. La plupart moururent près de leur fenêtre ouverte, vers laquelle ils avaient rampé dans l’espoir de retrouver enfin leur souffle.

Le C. 147, c’était peu de chose, une simple poudre. Une poignée répandue dans l’air, faisant office de catalyseur, neutralisait immédiatement, à des kilomètres à la ronde, l’oxygène atmosphérique.

— L’effet ne dure qu’un quart d’heure, dit Hono.

— C’est suffisant, dit M. Gé.

C’était déjà fini. Il n’y avait plus dans les maisons que des cadavres crispés, qui commençaient à se détendre dans la paix de la mort. La lutte contre l’asphyxie avait ouvert toutes les bouches. Des millions de bouches ouvertes, noires.

— Qui ? demanda Hono, en levant la tête vers M. Gé.

— Je ne sais pas, dit M. Gé, quatre nations au moins connaissaient le C. 147. Les enregistreurs nous diront laquelle…

Hono se pencha sur l’écran. L’image d’une fillette était là, un petit corps maigre, dans les débris d’une pauvre chemise de nuit à festons, un visage aux yeux à demi sortis des orbites, les joues griffées, les cheveux couleur de paille encore entortillés autour de quelques bigoudis, les autres mèches à demi frisées, hérissées, la bouche ouverte, lèvres retroussées sur les dents où manquaient deux canines.

Rageusement, il ferma le poste et se rassit.

— Pourquoi Paris ? demanda-t-il. La France n’était pas dans la course…

— Justement, justement, dit M. Gé. Elle n’était d’aide à personne. C’est un bon terrain d’essai. Pensez que ces armes, à cause de leur efficacité, n’ont jamais pu être expérimentées à l’échelle voulue… Mais ce n’est peut-être pas seulement une expérience. Il faudrait savoir si les autres villes de France… Voyez donc Lyon, Marseille, Nantes…

Lyon, Marseille, Nantes, et toutes les autres grandes villes, et aussi les moyennes et beaucoup de petites avaient subi le même sort que Paris. Par contre, les campagnes, presque partout, étaient intactes, et les paysans, qui ne se doutaient encore de rien, travaillaient déjà dans les champs.

— Ce n’est pas seulement une expérience, dit Hono. C’est un coup de balai. L’invasion va suivre, d’ici quelques jours ou quelques heures…

— Mon pauvre ami, dit M. Gé, sorti de vos instruments, vous manquez de clairvoyance. Il n’y aura pas d’invasion. Vous savez bien qu’il n’y a plus d’armée d’invasion nulle part. La guerre va se faire avec quelques escouades de techniciens enterrés dans des abris. Vous savez aussi que ces techniciens disposent d’armes plus terribles que celle dont nous venons de voir les résultats sur cet écran. Croyez-moi, l’opération contre la France est une simple précaution pour l’après-guerre. Les territoires sur lesquels se dérouleront les véritables hostilités risquent d’être stérilisés pour de longues années. Le vainqueur, si vainqueur il y a, régnera sur des déserts, et ce n’est pas l’or de la Lune qui le nourrira. Nos villes sont mortes et ne mangeront plus, mais nos paysans vont continuer à produire. Des richesses vont s’accumuler. Ce sont ces réserves qui nourriront les survivants, quand tout sera fini. Je suis certain que tous les pays neutres ayant une population agricole ont subi cette nuit le même sort…

— Nous allons bien voir ! dit Hono.

— Avant de chercher hors de nos frontières, dit M. Gé, regardez donc un peu vos instruments enregistreurs.

Hono passa les bandes de papier sensible au révélateur. Quand il vit les résultats, il ne chercha pas à cacher qu’il tremblait : les fusées qui s’étaient abattues sur la France étaient arrivées à la fois et au même moment de l’est, de l’ouest, du nord et du sud…

— Ainsi, dit-il, ils se sont entendus contre nous avant de commencer à s’entretuer…

— Il fallait bien qu’ils prennent cette précaution, dit M. Gé.

— C’est diabolique, murmura Hono.

— Laissez donc le Diable tranquille, dit M. Gé, l’homme suffit…

Le diable l’emporte
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